• Un concert endiablé

Les définitions de la gig economy foisonnent. C’est une économie dans laquelle de nombreux travailleurs indépendants sont payés à la tâche de courte durée, et souvent par plusieurs employeurs.
En traduction libre on trouve : « économie des petits boulots », « sous-traitance auprès de la foule », « travail à la demande », « réalisation de micro-tâches », « work-on-demand », « économie ou plateforme collaborative », « économie de liberté » (sic !) et même « économie de concert » pour illustrer une éphémère prestation-performance où les musiciens courent après le cachet d’interprétation.

Cette économie, permise par l’addition des réseaux, NTIC, cloud et big data, est en plein essor. Les patronats de tous les pays y voient un cheval de Troie rêvé pour réintroduire sous couvert de modernité des idées d’avant le droit du travail et refondre à leur avantage tous les secteurs de l’emploi. En Grande-Bretagne, 15% des travailleurs sont déjà sous le joug de la gig economy, Aux États-Unis, 40% des travailleurs seraient aujourd’hui en concurrence féroce : payés au jour le jour, à la tâche et au plus offrant, dans une absolue précarité, sous des appellations sociales qui reflètent la même indigence : indépendants, auto-entrepreneurs, sous-traitants, pigistes, franchisés, intérimaires, société de portage. Par l’abstraction des lieux de réalisation et la virtualisation des travailleurs, le monde devient le fournisseur ultime de main d’œuvre. On peut y piocher, au moins cher, n’importe quelle micro-activité grâce à une concurrence implacable, avec des fournisseurs anonymes et interchangeables. Ils seront impitoyablement notés, comme n’importe quelle marchandise du e-commerce, de zéro à cinq étoiles. Barème impitoyable qui fixe le référencement et l’employabilité : pas assez bon tu meurs, trop cher tu meurs, pas assez flexible tu meurs : la bonne vieille loi de la jungle dans de nouveau habits.

En précurseurs de ces nouvelles formes d’organisation économiques, les pays scandinaves, ont ouvert la voie avec un autre néologisme qui fleure bon la modernité et le saut à l’élastique : la flexisécurité qui applique une libéralisation des contrats et des conditions d’embauche ou de licenciement. Le nouveau code du travail français s’en est inspiré, avec plus de flexibilité mais pas beaucoup plus de sécurité

La gig economy serait-elle donc le nouveau paradigme du travail dans le sens de l’Histoire ? Au moins faudrait-il ne pas y oublier l’histoire du capitalisme. Ni celle du progrès social. Et pour qui en douterait encore, chaque page de l’histoire, nous confirme leur antagonisme.

  • Quelle musique pour les salariés Atos ?

Dans sa publication « Journey 2020 », Atos développe son analyse de la gig economy. Voici la chanson :
« Les emplois pourraient devenir plus temporaires et plus spécifiques, avec le développement de la « Gig Economy » ; proposant du travail potentiellement moins stable mais mieux rémunéré. […] Comment gérer le fait qu’une portion significative de la population puisse devenir inemployable de façon permanente ?
Une formation solide dans les domaines clés tels que l’informatique permettra aux individus d’apprendre en continu et de s’adapter. Une spécialisation trop poussée ou des compétences trop généralistes ne cadreront plus avec les exigences du marché du travail. Cela donnera naissance aux entreprises en réseau intelligent : des écosystèmes de compétences capables de s’adapter collectivement aux exigences du marché. L’avènement de la « Gig economy » apportera plus de flexibilité dans les sites de production mais également en matière de compétences du personnel ; cela garantira également d’avoir les talents appropriés au bon endroit ».

Ce charabia qui peine à dissimuler, sous une avalanche de mots creux, la vieille motivation cupide du gain à outrance, est accompagné dans le document Atos future of work trends, de propos orwelliens sur l’avantage du système : « Démocratisation du travail », « Travail librement choisi », « Libre cours à l’imagination » « Performances mieux rémunérées », « Autonomie », « Activités collaboratives »…Avec les mots magiques qu’il faut toujours caser dans tous les discours novateurs : nouveau modèle, évolution, innovation, disruption, Schumpeter ! Et pour couronner le tout : comment régler le sort des laissés pour compte, des inemployés ? Une piste : le revenu universel d’activité versé par l’Etat à chaque citoyen ! Ce qui revient à ne jamais payer pour les pots cassés, et à laisser la société française régler la note. Le patronat français est impayable si on ose l’écrire ; c’est toujours la même rengaine, privatiser les bénéfices pour quelques premiers de cordées et autres happy-fews et mutualiser les coûts sur tous ceux qui « ne sont rien ». L’Etat subventionnerait aux frais de français la gig economy afin de fournir un vivier permanent de « gigueurs » aux entreprises enfin « libérées » !

Chez Atos, la valse a débuté depuis une dizaine d’année et s’accentue régulièrement : near/off-shore, externalisation des activités de formation, de paye, d’IT et de branches entières d’activités (personnels de la maintenance, etc..), utilisation massive de la sous-traitance (notamment chez BS France), appel systématique à des sociétés de portage…etc. Et simultanément s’organise la captation de l’argent public dès que c’est possible, par exemple par le recours au chômage partiel, ou le dévoiement des aides à l’emploi (CICE) et à la recherche (CIR).
Après le déport des activités de supports, puis de secteurs, puis de projets, la cible ultime serait d’arriver à la micro-tâche commandée sur demande via un portail de e-emploi. La production sans les salariés ! C’est l’eldorado promis par la gig economy, qui répond parfaitement au paradoxe financier selon lequel les cours de bourse sont condamnés à baisser tant que la valeur demeure fondée sur le travail des salariés !

Cependant, il faut décrypter la théorie politique cachée dans le cheval de Troie de la gig economy : le capitalisme prétend – mais le croit-il vraiment ? – que le libre jeu des intérêts particuliers produit, à la fin, l’intérêt général. M. Thatcher l’avait résumé dès 1987 cela dans une phrase bien connue « There is no such thing as society », soit en français : « la société n’existe pas », (puisqu’il n’existerait que des individus). Et donc, démonstration sine qua non : toute relation individuelle devient un contrat. Toute autre dimension sociale est niée, et même dénoncée, car elle empêche la libre expression du contrat de production entre les individus. Partant de là, la gig devient l’horizon indépassable de la nouvelle économie mondialisée.

  • le choix du bal

Avec la gig economy, il y a brouillage des frontières entre salariat et travail indépendant, entre employeur et commanditaire. Quelle que soit l’analyse, la précarité serait l’avenir des salariés, et avec elle la suppression nécessaire de tous les freins supposés à la croissance : leurs statuts sociaux, leur protection sociale, leur couverture médicale, le travail en équipe, etc. Conséquence logique : de plus fortes inégalités, de l’exclusion sociale de l’isolement et donc de la fragilité. Cela conduit à la question fondamentale : quelle société voulons-nous pour le XXIe siècle ? L’Etat Français est le garant d’une tradition de protection des citoyens et des travailleurs. Il ne doit pas rester passif dans l’élaboration de ce nouveau cadre économique en réagissant a posteriori aux transformations du travail, en renonçant à l’organiser, l’encadrer et le réguler.

En 2004, un manifeste était largement publié dans la presse :
[…] Comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger les conquêtes sociales de la Libération, alors que la production de richesses a considérablement augmenté depuis la période où l’Europe était ruinée ? Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie.
Nous appelons […] à une véritable insurrection pacifique contre [les sociétés] qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le mépris des plus faibles, l’amnésie généralisée, et la compétition à outrance de tous contre tous. […]
Plus que jamais, à ceux et celles qui feront le siècle qui commence, nous voulons dire avec notre affection : « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer ». Les signataires en étaient les figures de la France Libre de 1945. Illustrations: Fernand Léger