Le texte qui suit n’a valeur que de témoignage personnel, subjectif forcément, mais éclairé par les années d’expérience accumulée à regarder mon entreprise naviguer au gré des capitaines qui en ont pris la barre pour mieux la lâcher. Néanmoins, dans les circonstances présentes, que nous connaissons tous, je me garderais bien de formuler un pronostic sur les prochains changements de cap. Disons juste que si je m’y risquais, il ne serait pas optimiste. Je pourrais me tromper, mais ces derniers temps j’aurais plutôt tendance à faire mienne la réplique de Ian Malcolm avant de manquer de se faire bouffer par un T-Rex de Jurassic Park (tout rapprochement avec le CAC 40 et ses bestioles n’engage que vous), « putain j’en ai marre d’avoir toujours raison ».
Sans doute devrais-je d’abord vous dire « d’où je parle » : je suis un « ex-bulliste », salarié Bull avalé il y a une dizaine d’années par la baleine Atos, avalé mais pas digéré. Des réorganisations, j’en ai vu passer, des horizontales, des verticales, des transverses, des matricielles, des agiles, et puis quand on a fait le tour des possibles et que la boucle est bouclée on revient au début et on recommence. Comme le poisson rouge dans son bocal, on tourne en rond et on a oublié qu’on est déjà passé par là. Il n’y a que les fossiles qui s’en souviennent, mais si on devait écouter les fossiles… Il faut bien que les managers aient quelque chose à prêcher et le recyclage des mauvaises idées d’hier en bonnes idées d’aujourd’hui marche toujours.
Bref, revenons-en à Atos. Faut dire qu’à l’époque, chez Bull on se sentait petit poucet. Alors on était plutôt content de rejoindre un groupe, un grand et beau navire, ça allait nous donner du souffle et de l’ambition, gonfler les voiles et peut-être même un peu les salaires. Cruelle désillusion ! Tu crois entrer dans le vaisseau Enterprise, et tu te retrouves dans une sous-préfecture de province du XIXème siècle. Une bureaucratie poussiéreuse paperassière et tatillonne façon administration publique dans ses pires carricatures, le cynisme et la cupidité vulgaire du privé en plus, et là aussi dans ce qu’il a de plus caricatural. Symptôme sans doute de la période « Breton », capitalisme à la française et pantouflage de hauts fonctionnaires dans les grandes boites privées, le pire des deux mondes. Avec le capitalisme US, au moins, si tu merdes tu dégages. Ici tu changes juste d’organisation, ou mieux encore tu t’en vas pontifier à la commission européenne. Attention je parle des pinpins du top management, pas de vous et moi ! Parce que, pour vous et moi, au moindre accroc, c’est les remontrances infantilisantes et la porte de sortie assurée.
Donc, visite guidée du navire amiral… D’abord, on se retrouve face à des hauts dirigeants dont la suffisance n’a d’égale que le mépris pour les petits nouveaux venus. Ils savent, ils savent mieux que vous, ils savent mieux que tout le monde, ils savent tout et ils n’en doutent jamais. Vous qui entrez dans le temple de la performance, ne cherchez pas à apporter votre pierre à l’édifice, ne croyez pas que vous pourriez contribuer à améliorer quoi que ce soit. Taisez-vous, prosternez-vous et apprenez humblement . (Apprenez tout ce qu’il ne faut pas faire, avait dit une jeune recrue quittant prudemment ce Titanic avant le naufrage, belle intuition).
Alors tu fermes ta gueule mais tu n’en penses pas moins, parce que, quand même, c’est une belle pétaudière et ça se voit ! Règles absconses, et contre-règles arbitraires, processus nébuleux, hiérarchie pléthorique où personne n’est jamais décisionnaire, multiplication de structures, divisions, unités bizness, entités locales, globales, modales, fractales – oui fractales c’est la bonne image – dans lesquelles personne ne sait qui fait quoi, qui sert à quoi, officiers de ci ou de ça à tous les étages et troisièmes couteaux plein les organigrammes aussitôt faits aussitôt périmés, à tel point qu’il arrive un moment où on ne cherche même plus à savoir où on se trouve dans l’organisation du moment. On attend juste la prochaine. Le temple de la performance high tech a des allures de débarras d’Emmaüs mais le patron est moins sympa.
A la réflexion, tu te demandes si ce n’est pas juste toi qui prends ton amertume personnelle pour argent comptant plutôt que d’accepter d’évoluer quand le progrès fait rage. Mais quand même, tu te souviens d’autre chose, tu te souviens avoir vécu des années dans une entreprise dont les salariés étaient fiers. Fiers sans accolades condescendantes. Fiers sans « great place to work » à la con. Juste fiers de ce qu’ils faisaient, et ils le faisaient de leur mieux, pour des clients dont la satisfaction était leur première préoccupation. Vous trouverez encore des témoins qui se souviennent de cette époque, il en reste quelques-uns, des ingés, des techniciens de maintenance qui ont échappé à l’externalisation « rationnelle ». Il y a aussi un héritage technologique de ces temps, encore d’actualité, dans les supers calculateurs maintenant étiquetés Atos. C’est dire si le grand Charles avec son plan calcul avait eu du nez ! Est-ce que c’était mieux avant, je ne sais pas, mais en tout cas ça n’a pas l’air d’aller mieux maintenant… Finalement j’en étais venu à souhaiter, à tous ces prétentieux du jour, de voir le groupe repris par un investisseur venu d’ailleurs leur foutre un bon coup de pied où je pense. Un Chinois, un Coréen, un Canadien, qu’importe. Mais un qui arrive avec ses équipes, ses valeurs, ses méthodes pour leur expliquer qui c’est qu’a raison et qui c’est qui a tort maintenant. Bref une leçon d’humilité à marche forcée et au nerf de bœuf. En fin de compte il se pourrait que ce soit un Tchèque, ça devrait le faire aussi…
Quant à moi, entre temps j’ai oublié ma rancœur, juste je m’en fous. Est-ce qu’il y a une morale dans tout ça ? Faut-il avoir passé la majeure partie de sa vie à écouter des imbéciles prétentieux tricoter et détricoter, pérorer et puis s’en aller ? Un écrivain qui en savait long sur l’âme humaine avait parlé d’une histoire, « racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Mais il parlait de la vie, de l’Histoire avec un grand H. Et nous, on ne joue pas dans la même cour. Alors ne cherchez pas quel enseignement tirer de nos petites péripéties entrepreneuriales. Il n’y en a pas. Circulez, y’a rien à voir…
Un conseil personnel quand même à tous les petits poissons rouges : sortez du bocal !